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Accueil > Expositions > Centenaire des papiers collés - 1912 / 2013 > Arthur Aeschbacher

Arthur Aeschbacher

 

« Merveilleux illisible », ou le mot dérobé

Ce qu’Arthur Aeschbacher nomme le « merveilleux illisible » est le point central de son travail, point autour duquel tourne tout son rapport à la lettre. « Tourner », c’est bien le mot : dans ses Turn-cuts, les textes sont découpés en petits carrés, puis recollés en opérant une rotation. La « forme-mot » vole alors en éclat et l’alphabet – que l’on peut pourtant encore deviner – s’efface et échappe à notre lecture, en un mot se dérobe. Mot dérobé donc, mais dans les deux sens du terme : Arthur Aeschbacher en prélevant le texte, le vole au réel, nous le subtilise pour le métamorphoser en peinture, en matière, en couleur. Et pour nous dérouter un peu plus encore, il le fait tourner sur lui-même. De même dans les Oblitérations, les mots fluctuent entre l’effacement et le marquage, l’impression sur le papier et la disparition comme écriture. Il faut oblitérer la langue, la mêler à la couleur, la rendre à ses qualités plastiques : en usant de la fragmentation, la surface de l’œuvre se met en mouvement ; de la décomposition à la re-composition et de l’éclatement à l’agencement, elle devient le théâtre d’un désordre créateur, d’un « chaosmos ». Le sentiment d’étrangeté face au signe linguistique qui nous est habituellement familier s’avère d’autant plus saisissant qu’il se manifeste sur des supports issus du quotidien : cette danse folle des mots s’opère ainsi sur des boîtes, des stores et des affiches. Le langage connu devient insaisissable, l’objet commun révèle sa poésie.

Si, de Dada aux Nouveaux Réalistes en passant par le lettrisme, l’art du XXe siècle a exploré dans tous les sens les relations « de la poésure et de la peintrie », pour reprendre la fameux mot de Raoul Haussman, A. Aeschbacher entretient quant à lui un rapport plein de liberté avec cette histoire de la lettre en peinture, occupant une position à l’écart des étiquettes, entre influence et totale indépendance. Ses affiches ne sont pas lacérées, mais ré-agencées, ses boîtes ne sont pas des ready-mades mais des espaces de collages, et ses Stores-surfaces sont de malicieux clins d’œil au mouvement Support/surface. L’artiste aime détourner les règles de l’art, faire jouer les concepts entre eux ; il en va ainsi de son emploi du texte dans la peinture. Où son ami Brion Gysin (qui inspira notre artiste par sa technique du cut-up) partageait son œuvre entre le domaine poétique et le domaine pictural, Arthur Aeschbacher précise que son travail n’avait rien à voir avec la littérature ; il se veut uniquement plasticien. De même, s’il est affichiste, ce n’est pas, comme Villeglé, pour révéler une « guérilla des signes », mais plutôt pour faire de l’affiche la matière première qui ouvre un champ de création et permet le déploiement de l’imaginaire. Sans besoin de lutte armée, avec bonheur et finesse, Arthur Aeschbacher libère l’art du collage de ses tentations destructrices comme de son discours sociologique.
C’est ce qu’à de merveilleux cette illisibilité : la plongée dans le champ purement esthétique et la jubilation du jeu. Jeu avec les codes, mais surtout jeu avec le public qui tente, sans jamais y parvenir, de se faire lecteur de ces fragments de textes. Arthur Aeschbacher ne déconstruit pas le mot pour mutiler le logos, mais pour l’ouvrir à une dimension ludique. Il aime à tromper notre attente, et ce faisant nous amène à entrer dans cet univers sans alphabet, à prendre plaisir à l’indéchiffrable. Ludique mais loin d’être désinvolte, l’art d’Arthur Aeschbacher tend à une pensée aux frontières du verbe. Depuis plus de cinquante ans, il nomadise la langue – dans le mouvement cher à Deleuze de déterritorialisation et de reterritorialisation – explorant l’espace ambigu entre le mot et son absence. Comme l’écrit si bien notre artiste : « Opacité d’un silence, un vrai silence de plomb, d’encre d’imprimerie dans un océan de réflexion, qui vous attend au détour du langage » C’est au détour du langage – c’est-à-dire non en son sein, mais à sa marge – que s’enracine donc le riche et ininterrompu mouvement de sa pensée

Clémentine Hougue

Arthur Aeschbacher, ou le corps et l’esprit de la lettre

Quand j’ai connu Arthur Aeschbacher (c’était au milieu des années soixante-dix), je me souviens d’avoir gravi un nombre très respectable de marches pour accéder à son petit appartement sous les toits de la rue du Faubourg Saint-Bernard. Il y avait au mur une des dernières œuvres de Marcel Duchamp (une estampe, peut-être même une sérigraphie) où l’on voyait un gros cigare fumer entre les doigts du vieil artiste et faire un joli rond. Il l’avait rencontré et avait retenu de ce grand mystificateur la leçon du dadaïsme plus que celle d’un art calculateur et conceptuel qu’on a cru devoir déceler en lui.
Un soir, il m’avait invité à dîner et j’eus la surprise de découvrir Meret Oppenheim déjà installée sur un coussin. C’était une drôle de femme, le cheveux très courts (j’avais en tête la photographie qu’avait faite d’elle Man Ray), une figure fantasque, au verbe haut, particulièrement déterminée avec son franc-parler et son humour cinglant, fantasque et drôle à la fois. Dans le panthéon intime d’Aeschbacher, elle tenait une place tout aussi importante que Camille Bryen, qui semble avoir été son cicerone à Paris (Arthur est Helvète, ne l’oublions pas). Meret Oppenheim l’avait séduit par sa beauté et son caractère, mais aussi par ses objets à fonction symbolique, comme la célèbre tasse velue.
Pour résumer l’idée que je me faisais de lui à l’époque je pourrais la quantifier de la sorte : un bon tiers de Dada, un doigt de surréalisme, une pincée de lettrisme glanée dans les bistrots de la capitale, et un soupçon de dandysme désinvolte et de formule à l’emporte-pièce, plus un tiers d’invention en décalage constant avec les modes de l’époque.

Mais, qu’on ne s’y trompe pas : il n’aime pas beaucoup parler de lui, sinon jamais, car il ne parle que d’un artiste qui porte son nom. De son père, il n’évoque au fond que la collection de tableaux et de dessins et de sa mère, écuyère de cirque, il ne relate que l’atmosphère magique qui l’entourait et le charme désuet d’une roulotte remplie d’objets oniriques, en faisant d’elle une Lola Montès telle qu’elle apparaît dans l’objectif de la caméra de Max Ophuls. Son histoire familiale n’est pas un drame freudien, mais une mythologie esthétique. Elle lui sert à fournir quelques indications pour comprendre le sens de sa démarche créative. Sans rien révéler. Ce qui est sûr, c’est que dans sa recherche artistique se niche une pointe de nostalgie, qui n’est pas apparente à première vue dans ses œuvres, mais néanmoins perceptible dans les thèmes qu’il a choisis pour la conduire. Tout ce qui s’attacherait à une autobiographie n’est somme toute déclaré que par le truchement d’un titre ou de l’élection d’une affiche particulière pour exécuter un tableau, ou encore que par l’expression de cet amour immodéré pour les colonnes Morrice. Si l’on désire réellement comprendre qui est Arthur Aeschbacher, il convient de mettre en scène une autre personnalité importante qui a fait partie de son petit monde et qui est entrée à son tour dans son panthéon, je veux parler de Brion Gysin. À Paris, dans sa chambre du modeste hôtel de la rue Gît-le-Cœur qu’on a surnommé ensuite le « Beat Hotel », il avait mis au point différentes techniques littéraires reposant sur des pratiques en grande partie aléatoires : les cut-ups, les fold-ins, les permutations. Il a expérimenté, pendant des mois, ces méthodes révolutionnaires avec William S. Burroughs, qui occupait la chambre n°23 du même hôtel. De fil en aiguille, Burroughs s’est emparé du cut-up et, dans une moindre mesure, du fold-in pour rédiger une grande trilogie romanesque – Nova Express, le Ticket qui explosa, la Machine molle. De son côté, Gysin a plutôt exploré les ressources qu’offraient les permutations pour produire des poèmes sonores qui ont fait date. Aeschbacher n’a adopté aucune des « méthodes littéraires de Lady Sutton Smith » (comme les avait baptisées l’auteur du Festin nu). Mais il a été profondément marqué. Elles lui ont servi à donner consistance à ses intuitions, surtout à propos du rôle qu’il a voulu assigner aux mots et aux lettres dans ses toiles.

Le principe de base est presque toujours le même : il procède par superposition d’affiches, plus ou moins déchirées, qui ne sont pas des « objets trouvés » dans la rue (c’est ce qui le distingue de manière radicale des Nouveaux Réalistes), mais à partir de vieux stocks d’affiches de théâtre, de cirque ou de spectacles de variété dont certaines remontent au début du XXe siècle. Cette décision tient autant à la qualité typographique de ces placards de toutes les dimensions qu’à leur encrage brillant et à leur mise en page. La poésie strictement liée à l’écrit qui les caractérise offre à l’artiste la faculté d’imaginer une authentique poésie visuelle qui abolit presque complètement la lisibilité (rarement un mot emblématique ou deux sont mis à contribution). En sorte que la première sous-tend (et sous-entend) la seconde et s’intègre d’emblée dans les effets recherchés.
Je prendrais pour exemple cette toile intitulée Noir caméléon (2000). Dans cette grande composition, où ne règnent que le noir et le blanc, des affiches lacérées et plus ou moins superposées, mais aussi divers plans géométriques noirs, la combinaison de mots et de caractères et des zones abstraites produit un territoire où la lettre triomphe en renonçant à ses prérogatives. Cela ne la rend cependant que plus suggestive. C’est-à-dire que la pure mécanique de l’assemblage et du collage est associée indissolublement au libre exercice de la peinture – qui se traduit dans la reprise au pinceau de certains caractères d’imprimerie et la construction de l’ensemble selon des lois qui le rapproche du néoplasticisme. Le tableau est pour lui une extrapolation où les lettres sont organisées en fonction d’une pensée formelle rigoureuse mais qui refuse les règles du formalisme. Mais cette œuvre, aussi représentative soit-elle de son évolution intérieure, ne saurait à elle seule résumer son ambition artistique. Il peut, dans d’autres œuvres, saturer la surface de la toile avec ses affiches déchirées, comme il fait dans son Théâtre éclaté, ou, au contraire, ne conserver que quelques fragments de lignes et de lettres, comme on le voit dans ses Oblitérations en 1990. La toile peut aussi être divisée par des bandes étroites, horizontales et verticales comme, par exemple, dans le Sous-sol Bleu agave (1987). En revanche, dans Écriture sérielle (1979), il a utilisé des hachures bleues qui s’étagent de haut en bas alors qu’une large bande blanche traverse verticalement la surface du tableau en son centre. De cette façon, son univers plastique préserve sa cohérence, mais ne cesse de se métamorphoser alors que les axiomes fondamentaux de sa quête demeurent en gros inchangés.

Arthur Aeschbacher, au long de sa longue histoire, ne cesse pas un instant de surprendre en dépit de cette belle constante théorique. Ses créations possèdent toutes cette faculté de produire cette poésie qui appartient à ces choses muettes mais ô combien éloquentes que la peinture engendre quand elle est à la hauteur de ses ambitions.

Gérard-Georges Lemaire

La Couleur - L’Appropriation - Liens d’amitié

La couleur

Les couleurs sont des êtres vivants qui s’intègrent à nous, à nous tous ; c’est un pouvoir gai et majestueux avec des effets étranges, presque indicibles. Prises au hasard, les affiches des palissades sont une palette aux mille couleurs. Si l’on prend un grand carré de ces affiches bariolées, panachées, chinées, contrastées dans la lumière des rues, ce n’est pas pour autant que ces affiches d’un mètre de surface deviennent, par enchantement, une toile de maître. Les poissons des mers du Sud ont de belles couleurs en eau profonde ; quand ils remontent à la surface, ils deviennent moches, gris, un gris sérum d’égout – la couleur n’est plus là. Disparu le jaune fluorescent, le Prussesavant. Des poignées de poissons qui foncent dans tous les sens, en éventail, libre, avec des festins de couleurs qui se trouvent présents dans les restaurants chinois du Quartier latin. Voilà pourquoi, face à mes « affiches », pour ma gouverne personnelle, je mets la main à la pâte, j’en prends, j’en laisse, je les veux méconnaissables, indicibles, et je veux que le rêve dure longtemps.

L’Appropriation

« Le seul affichiste qui ne soit pas « nouveau réaliste »… rattaché aux affichistes, il se tient à l’écart du mouvement des « nouveaux réalistes », dont il ne partage pas les visées sociologiques. » Art du XXe siècle, dictionnaire Larousse
On peut comprendre que je n’aime pas la musique mécanique qui mord les chevaux de bois. Le tire-pipe ou les œufs sous vide, la femme qui n’a pas de barbe et les montagnes pas RUSSES du tout. Ce n’est pas ma fête FORAINE, c’est tout à recommencer, ce n’est pas ma FETE DE L’ESPRIT. Mes voisins de palier, qui sont les Nouveaux Réalistes, j’ai envers eux le devoir d’insister sur L’APPROPRIATION en tant que témoin des tous premiers jours.
Appropriation : Attribuer en propre à quelqu’un. Donc KLEIN dit je suis le vide, ARMAN, le plein, François DUFRENE, je suis l’envers de l’affiche. Raymond HAINS a dit je suis une abstraction personnifiée et, selon moi, ce mot est superbe :
« pourquoi un TEL et pas GUILLAUME » . GUILLAUME, à cette époque, était installé dans l’axe Schwitters, Mallarmé, hors de la loi du 29 juillet 1881.

Aucun oiseau n’a le cœur de chanter
Dans un buisson de questions. René Char

Mes nombreuses ballades et rencontres avec Raymond Hains – ce promeneur, ce regardeur – ce furent des nuits entières à chercher un bistrot ouvert, ou des crêperies. Il parlait sans arrêt, sans vous regarder dans les yeux. Tout y passe, tout défile, le nom des rues se transforme en calembours, en des chassés-croisés bien à lui, il y a une armée de Congolais dans la vitrine d’une pâtisserie et aussi le marquis de Bièvre, qui a six ifs dans son jardin. Des calissons d’Aix pour un portrait de Dali. Il y avait du sublime dans Raymond Hains, l’explorateur d’un univers inconnu.

Liens d’amitié

Avec l’appui de Darthea Speyer, Brion Gysin avait obtenu un atelier d’artiste à la Cité des Arts sur les quais de Paris, face à la Seine. Bien bel endroit. Il était installé depuis peu, ça sonnait le creux. Je me souviens qu’il sortait d’une opération genre compliquée. Brion avait des brûlures qu’il soignait avec du blanc d’œuf. Il parlait sans arrêt de trucs et de machins. Le thème, ce jour-là, était le suicide PROPRE, par exemple se défénestrer de ce lieu splendide. Mais une chose demandait réflexion, c’était l’arrivée sur le trottoir. Il imaginait pour le PROPRE une sorte de sac en plastique, une combinaison de la tête aux pieds. Surtout éviter la moindre tache sur le sol après la chute libre. Ses deux « invités » ne l’écoutaient que d’une oreille. William Burroughs, assis en face de moi, avec un regard qui ne menait nulle part, consultait sa montre sans arrêt, son médecin lui ayant interdit de boire un verre d’alcool avant cinq heures du soir. Ficelé dans son serment, cela a duré un très long moment. Il devait savoir que le diable possède tous les trucs pour vous tenter. Enfin, l’instant tant attendu arriva : W. S. B., avec un geste atrocement exagéré attrapa une bouteille de RICARD, sortit deux grands verres, m’offrit le premier et se mit à boire cul sec, tremblant, du bout des lèvres, heureux, savourant son enfer tranquille puisqu’il était là pour l’éternité. J’aime l’encre, mais je n’aime pas écrire. L’histoire s’arrête ici.

Arthur Aeschbacher