Extrait de « Traité de peinture »
« J’ai fait des gestes blancs parmi les solitudes »
Guillaume Appolinaire
Je ne fais que dessiner les blancs ; toutes mes entreprises concourent
à cette fin : les faire paraître.
Je mets de la couleur afin qu’elle me permette de préciser et dessiner
leurs contours, bref, qu’elle les réalise.
Les blancs sont des absences qui s’emplissent, ils aident à redéfinir et
retendre les fils qui permettront la redéfinition d’une carte du ciel.
Les blancs sont tout ce que nous ne regardons pas, d’oubli ou de retenue.
Ils sont tels ces temps vides, d’absence ou de suspension, auxquels aucune
attention distincte n’est portée, et qui néanmoins, à notre insu, influent
le cours des choses vécues.
Les blancs sont les réceptacles et réservoirs des non-dits, de la multitude
des moments éludés, à la fois dérisoires et trop suspects pour être
considérés, seulement vagues si pris sous l’angle de vue commun, ou
à l’inverse porteurs de parts obscures.
Donner forme à l’absence, est-ce encore l’entretenir ?
Novembre 2013 - S. Fauchier

Nouvelles notes de travail - Extrait
A considérer l’ensemble de mes peintures, l’alternance entre éparpillement et rassemblement apparaît d’importance ; des moments de densification succèdent à des périodes où la place et la capacité d’expansion sont laissées au blanc.
Depuis 40 ans, je me rassemble ou m’éparpille en incluant les blancs que je fais paraître. L’espace engendré par mon travail fait preuve d’une constance telle que son évidence renforce mon sentiment de ne pouvoir échapper à ce qu’il développe, et ce malgré mes soucis d’avancée et de déplacement.
Ainsi donc, je ne m’échapperai pas !
A placer côte à côte une peinture de 1974 et celle que j’aurai faite aujourd’hui, je retrouve les mêmes qualités de couleur et d’espace, même si je me souviens que des intérêts différents ont pu les motiver. C’est comme si un développement intrinsèque avait persisté et continue de le faire à ce jour, se gaussant de toutes mes focalisations et de mes décisions aux velléités sans lendemains.
Mes peintures sont toutes découpées au fil du pinceau sans plus de matière que ne l’exige la couleur pour se former.
Elles se jouent de la réversion entre positif et négatif, blanc et couleurs, peint et non-peint.
Mes peintures se constituent en périodes alternées de dispersion et de rassemblement, succédant ordre et désordre, rangement et chaos.
Ce que propose la peinture est une vue sur l’invisible, l’invisible étant dans ce cas ce qui n’est pas regardé.
Cela laisse entendre que plusieurs types de perception s’opposent ; d’une part une perception courante, tant venue de l’éducation que sociétale, et une autre, plus souterraine, qui serait la vision réelle en son temps. L’homme se transformant au gré des époques, changeant au gré des techniques ses approches du monde, modifie de même ses modes perceptifs.
Cette perception n’est pas empêchée, mais elle est chargée de suspicion, car ses venues et exercice mettent en cause l’édifice des visions convenues sur laquelle s’instaurent les pouvoirs.
La vision actuelle repose à la fois sur les modes institués, dont il est difficile de se départir, et sur la différence que fait valoir celle qui s’en détache, en jouant de l’inversion des signes et d’attentions nouvelles portées à ce qui, faute d’attention ou de compréhension, demeuraient dans l’invisible.
La peinture s’attache à susciter cette perception du monde et des choses avec une conscience de son temps qui la garde de tout statisme, car ce qui importe est de ne pas fixer le regard mais plutôt de le déplacer alternativement de positif au négatif, du vide au plein, de l’ordre au désordre et le rendre ainsi inquiet et disposé à la mouvance.
L’invisible est ce que nous ne voyons pas parce que nous ne le regardons pas. Cette absence de considération est due à notre incapacité soit à percevoir, ou seulement porter attention à ce qui se trouve pourtant à proximité.
Il faut qu’à un moment les formes longtemps usitées viennent à se percuter, que le désordre revienne pour appeler à nouveau la part d’invisible. C’est en cela qu’aucune forme, aussi efficace qu’elle soit, n’est pérenne. Il faut que çà baille à nouveau, que les espacements ne soient plus aussi sûrs et que les couleurs s’avilissent. Certains tableaux échappent toujours à la clôture, comme s’ils résumaient à eux seuls, à leur seule ouverture l’exigence du doute qui génère toute peinture.
Des livres, tels Ulysse, Finnegans Wake, encore Moby Dick, lus et cent fois recommencés, réservent aussi une part d’ombre en continu qui ne les fera jamais définitivement refermer.
Il est parfois des moments, des périodes, où je me rassemble, me condense autour d’une forme que je vais, un certain temps, accompagner ; à d’autres, je me sépare, me fragmente, répartissant des éléments de travail en des lieux séparés, que je rappellerai au moment venu. Je les ferai revenir porteurs d’un supplément : l’épaisseur du temps de leur éloignement fondue à celle des nouveaux intervalles parus.
S.Fauchier

Extrait de " Passages à l'acte "
Chaque période de mon travail se signale par un mode, une forme découlant d’un protocole de travail. Celui-ci se découvre à la suite d’une ou plusieurs expérimentations qui conduisent à sa définition. Son caractère minimaliste, une de ses conditions primordiale, est d’ouvrir un champ de traitements le plus vaste possible, ne pas restreindre ni brider l’exercice pictural, enfin autoriser le maximum d’enchaînements possibles aux couleurs.
Chacune de ces périodes privilégie un geste qui correspond aussi bien au tracé qu’il enchaîne qu’à la façon conséquente d’appréhender la surface des supports. Depuis ses débuts mon travail est porté par une succession de quelques gestes précis qui font parfois retours, modifiés et réinterprétés.
Si je pense que je suis un peintre d’après la peinture, cela peut s’entendre de deux manières dépendantes l’une de l’autre, qui se croisent et s’échangent : La première est que je suis arrivé alors que sa fin était déjà prononcée, même si cela ne m’a pas empêché de continuer à la produire dans des conditions qui devenaient, et restent encore, à réinventer. La deuxième est que je peins d’après la peinture, d’après ce que la connaissance que j’ai d’elle m’enjoint de faire, sachant que cette connaissance s’est établie dans des formes et tournures qui prennent activement en compte cette annonce d’achèvement.
Il ne faut pas croire que mon attitude soit d’obstination à vouloir ainsi poursuivre ce qui serait obsolète pour ne plus entrer en concordance avec l’époque. Si je persiste c’est que la peinture, à demeurer, se trouve dans l’obligation de trouver ses sujets qui, regards aux exigences du temps, n’ont plus rien de commun avec ceux de son passé.
La peinture, aux tournants des ses pratiques, vient maintenant questionner ses formes, l’alternance de ses accès à la visibilité et de ses disparitions, interrogeant les stances de ses formations et de ses perceptions pour croiser et anticiper, comme par écho, les pensées nouvelles susceptibles de modifier les us et comportements humains.
Serge Fauchier

Intervalles
Intervalles, l’en vie dans l’entre,
Ou tremblantes trajectoires de l’échappée
Les intervalles (passages d’un mouvement à un autre), et nullement les mouvements eux-mêmes, constituent le matériau (éléments de l’art du mouvement). Ce sont eux (les intervalles) qui entraînent l’action vers le mouvement cinétique. L’organisation du mouvement, c’est l’organisation de ses éléments, c’est à dire des intervalles, dans la phrase. On distingue dans chaque phrase la montée, le point culminant et la chute du mouvement (qui se manifestent à tel ou tel degré). Une œuvre est faite de phrases de même qu’une phrase l’est d’intervalles du mouvement.
Dziga Vertov
Articles, journaux, projets p. 18
Peindre pour découvrir les intervalles entre les couleurs.
Découvrir ne sous-entend pas que ces espacements fussent déjà là, comme dans l’attente de leur à mise jour, mais plutôt qu’au suivi de chaque tracé coloré et dans l’effectuation des suivants, des espaces de réserve aux épaisseurs variables s’interposent et se découvrent nécessaires à la tenue visuelle de l’ensemble dans ses rapports et densité choisis.
Les intervalles sont susceptibles de se modifier au gré des passages et des choix de superpositions ; ils peuvent réduire mais jamais augmenter.Etroits, ils sont tels les sillages d’un passage de lame dans la couleur.
Ils sont des crevés dans les champs colorés, semblables aux fentes dans les tissus qui découvraient les doublures aux manches des pourpoints du 16°siècle. Plus larges, leur couleur peut devenir, en poids visuel, égale à celles qu’ils écartent.
Toute la peinture advient à ces intervalles ; si sa couleur ne suffit plus, elle trouve sa complétude à ces réserves, ces écarts qu’elle produit et révèle à l’oubli de sa norme.
Les intervalles sont aussi ces temps sans consistance, traversés et considérés vides parce que d’apparence dénués de teneur, sans rien pour les occuper. Pourtant, à les additionner, leur durée dans une journée, dans une vie, serait des plus surprenante.
Espaces d’abandon, d’absence à soi, blancs, leur importance est négligée, à tort, car leur considération modifierait sensiblement l’appréhension du temps avec des effets conséquents sur les rythmes de vie.
La considération des blancs empreint aussi pouvoirs et savoirs de relativité.
Et puis, dans la suite et au même titre, citer les blancs à la mémoire, et aussi tout ce qui par ignorance se trouve soustrait à la vision.
Peindre c’est découvrir une présence aux blancs, les assurer d’importance.
(Je précise bien que je traite ici des blancs et non pas du blanc ou de la couleur blanche).
Mais les blancs, que sont-ils aujourd’hui ?
Ils ne deviennent qu’aux conditions de l’intervalle, placés entre deux (in)visibilités.
Les blancs sont un jet de dés, tout ce que je ne sais pas et sais ne pas connaître, tout ce qui se refuse à la fermeture ; les blancs sont d’ouverture et, à demeurer, sa garantie de pérennité.
Les blancs sont aussi le réel de la peinture. Les couleurs les rendent sensibles.
Les blancs c’est aussi le contemporain.
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Les écarts ménagent des intervalles entre les tracés ou les formes ; à leur augmentation ou à leur rétraction et suivant leur densité, ils deviennent couleur et lumière pour prendre une consistance qui les rendra aussi présents que ce qu’ils séparent et simultanément relient.
Qu’est-ce qui est en parcourt dans les intervalles ? Des courants, des flux en traversée qui empruntent leurs canaux pour les distendre ou les augmenter et les rendre en poids ou en fluidité.
L’intervalle entre deux mots est autant celui qui les relie que celui qui les sépare.
Le sens porté par le mot : le mot contextualisé, mais aussi sa place dans la page et son degré d’écart avec celui qui précède ou qui suit pour une prise en compte des blancs, du silence et de l’attente.
Je peins pour mettre à jour des intervalles, pour montrer peint ce que je ne peins pas.
Intervalles ? Des temps aux durées sensibles entre les événements (silences comme dans la musique de Cage ou de Boulez ou autres musiciens contemporains, appuyés pour se donner avec toute leur teneur).
Intervalles séparant les platanes en bordure des chaussées, au défilement latéral et plus ou moins prompt suivant la vitesse, mais aussi ceux des peupleraies à égale valeur des arbres qu’ils séparent.
Il faut emplir les intervalles pour les habiter, se déplacer ainsi sensiblement pour changer de point de vue et apprendre à regarder et voir différemment.
C’est bien ainsi que l’on peint, entre l’Amour fou et la dés espérance la plus totale, tout en demeurant dans l’espace infime qui les sépare.
Le sujet, car la peinture porte et se constitue d’un sujet ; ce sujet-là ne peut être circonscrit avec précision, parce qu’il est en perpétuel devenir, ainsi qu’il le fut toujours, et toute pratique, dans le mouvement même de son effectuation, pose la question de ses modes de surgissement et d’apparition, celle de ses raisons en somme.
Mais que sont les « choses » ?
Celles que l’on ne nomme pas.
Je ne veux rien cacher en peinture, je ne me réfugie pas derrière les couleurs, je me trouve dans les intervalles, aux blancs qu’elle découvre.
S. Fauchier
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